La normalisation, concept clé de la pédagogie Montessori

“Cet enfant miraculeux pour la précocité de son intelligence; ce héros qui se surpasse lui-même en trouvant la sérénité, ce riche qui préfère le travail discipliné aux conditions futiles de la vie, c’est l’enfant normal”. 

C’est ainsi que Maria Montessori définit l’enfant qui a vécu le phénomène de normalisation. Ce terme, qui se situe au cœur de la pédagogie montessorienne, est souvent incompris et déformé. De fait, il peut prêter à confusion et interrogations. En effet, qui dit normalisation, dit normes, standards, étalons. Or, comment peut-on envisager le développement de l’être humain selon des normes? Les enfants doivent-ils tous respecter les mêmes normes, rentrer dans la même case, dans un moule? Que signifie être “normal”? Et d’ailleurs, souhaite-t-on être “normal”?

Maria Montessori utilise également le terme de "déviations" pour qualifier ce qui n’est pas de l’ordre de la normalisation. Mais que signifie être “déviant”? Comment envisager ce terme de manière positive, sans basculer dans ce que l’humanité peut faire de pire, à savoir sélectionner les êtres humains selon des critères ethniques, sociaux ou religieux sur la base de normes établies? 

Maria Montessori était avant tout médecin. Les bases de sa pédagogie plongent donc leurs racines dans l’observation physiologique et anatomique de l’enfant. Pour la pédagogue italienne, le développement de l’enfant est un phénomène avant tout naturel. Grâce à l’Horme, cet élan vital qui accompagne l’enfant depuis sa naissance, chaque être humain traverse les mêmes quatre plans de développement et connaît les mêmes périodes sensibles (langage, raffinement sensoriel, attrait pour les petits objets, mouvement, ordre et développement social), qui lui permettent d’acquérir les caractéristiques humaines. De même, tous les enfants sont naturellement traversés par les tendances humaines, ces directives innées et universelles, qui les amènent à développer des compétences utiles à leur adaptation. Enfin, tous les enfants bénéficient durant leur premier plan de développement de l’esprit absorbant qui leur permet d’apprendre et de progresser de manière inconsciente grâce à l’imprégnation de leur environnement. Ainsi le développement de l’enfant n’est pas un phénomène que l’on peut décréter ni engendrer. Tout au mieux peut-on l’accompagner, lui permettre de se déployer dans tout son potentiel. Surtout, et c’est le propre de la pédagogie Montessori, on peut retirer les obstacles qui sont souvent posés sur le chemin du développement de l’enfant pour lui permettre de se réaliser pleinement.  Ainsi, “l’individu humain est une unité; cette unité doit être construite et fixée grâce aux expériences acquises dans le milieu, et stimulées par la nature”. 

En italien, la “norma” fait référence à l’angle droit. La normalisation est donc une étape de développement dans laquelle est révélée la véritable nature de l’enfant. C’est ce que l'être humain doit être quand il se développe normalement.  Au contraire, la déviance est le fait de s’éloigner du chemin naturel : comme une déviation. 

Maria Montessori décrit les caractéristiques de l’enfant normalisé. Dans un schéma en forme d’éventail sur lequel est tracée une ligne verticale au milieu qui représente la normalité, la pédagogue dessine à gauche de cette ligne des sections qui représentent la concentration, le travail, la discipline, la sociabilité.

  • La concentration est le premier signe du processus de normalisation: quand un enfant se concentre, c'est que le processus est en route. La concentration est à la fois l’élément indispensable pour que l’enfant atteigne une pleine normalisation, mais aussi l’état dans lequel il se trouve quand il est normalisé. L’enfant qui est capable de se concentrer sur une tâche, de s’absorber dans une activité pendant une longue période est, si ce n’est totalement normalisé, du moins en voie de normalisation.

    “La concentration est la reconstruction de la personnalité, ce qui entraîne la capacité à se développer normalement”.

  • La deuxième caractéristique de l’enfant normalisé est le travail. “La caractéristique principale reste toujours la même : l’application au travail; à un travail intéressant, choisi librement, qui ait la vertu de concentrer sans fatiguer, qui augmente les énergies et les capacités mentales, et qui rende maître de soi”. Ainsi l’enfant normalisé est un enfant qui aime travailler, sans qu’on n’ait besoin de le contraindre ni de le séduire. De son propre chef, il est capable de choisir des activités qui l’intéressent, qui le stimulent, qui lui permettent de raffiner ses compétences intellectuelles et physiques. C’est notamment par le travail des mains que l’enfant est capable d’atteindre un véritable degré de concentration. 

  • La discipline est la troisième caractéristique de l’enfant normalisé.  Maria Montessori parle de “discipline spontanée”, c’est-à-dire de l’intériorisation par l’enfant des règles de vie en collectivité, en société. L’enfant normalisé est capable de réguler ses pulsions, de réfréner ses envies, de travailler en silence, de respecter le travail des autres et d’obéir aux injonctions de l’adulte. La pédagogue italienne identifie ainsi trois degrés d’obéissance. Le premier est celui où l’enfant obéit occasionnellement (c’est le cas quand il est tout petit et que sa volonté n’est pas encore développée). Le deuxième degré est celui où l’enfant obéit toujours en “absorbant la volonté de l’autre”. Le troisième degré est celui où l’enfant obéit de son propre chef et avec joie car il “accepte l’autorité d’une personnalité dont il sent la supériorité”. L’enfant normalisé est celui qui a atteint un tel degré de maturité qu’il arrive à se “soumettre” volontairement à l’autorité de l’adulte car il a confiance en lui et en l’autre et a compris que l’adulte était là pour l’aider à atteindre son plein développement. 

  • La sociabilité est la quatrième et dernière caractéristique de l’enfant normalisé.  Parce qu’il a acquis une certaine autonomie, qu’il s’épanouit dans des activités riches et stimulantes, qu’il sait qu’il peut avoir confiance en lui et les autres, l’enfant normalisé est naturellement un enfant sociable, c’est à dire heureux de vivre avec les autres, ajusté dans ses relations interpersonnelles, empathique, respectueux et à l’écoute. 

Maria Montessori décrit ainsi les enfants normalisés : “ils travaillent avec un intérêt soutenu, font preuve d’une grande exactitude, sont paisibles, heureux, sociables”. Ce sont des enfants “transformés”. 

A l’opposé de ce modèle de l’enfant normalisé, qualifié aussi de “super social”, Maria Montessori dresse le tableaux des enfants déviants, c’est-à-dire des enfants dont le développement a été entravé et qui ont développé, en conséquence, un certain nombre de déviances, travers, défauts. 

La pédagogue range ces enfants dans deux catégories : les enfants forts et les enfants faibles. 

  • Les enfants forts sont sont les enfants violents, désobéissants, qui ne sont pas capables de se concentrer, qui dérangent les autres. Ils peuvent être égoïstes, envieux et parfois cruels - avec les autres enfants comme avec les animaux. Ils sont désordonnés et peuvent devenir “extra-sociaux”, c'est-à-dire très turbulents, ne respectant ni les autres ni leur travail. 

  • Les enfants faibles sont quant à eux indolents et inertes, timides et paresseux, parfois menteurs et voleurs. Ils pleurent souvent et s’ennuient facilement. Ils développent souvent des phobies (peur du noir, cauchemars…).

Les caractéristiques de l’enfant déviant ont un impact sur l’enfant lui-même mais aussi  sur son environnement social, sur le groupe. 

Ces enfants ne sont pas nés ainsi. Leurs défauts ne sont pas innés. Ils sont devenus déviants sous l’effet d’une mauvaise éducation, qui les a affamés intellectuellement et les a privés d’action. “Toutes les erreurs avaient la même origine : le manque d’aliment de la vie psychique”. 

Pour corriger ces erreurs et remettre l’enfant sur la voie de la normalisation, Maria Montessori prône une seule solution : “ fournir aux enfants des occupations intéressantes, ne pas les aider sans nécessité et les ne pas les interrompre quand ils ont commencé un travail intelligent”.

Cette rééducation passe par deux éléments fondamentaux : l’environnement et l’adulte


L’environnement est le catalyseur du changement de l’enfant. En fournissant un cadre propice à l’activité, l’environnement préparé de la Maison des enfants peut aider à ramener l’enfant vers le chemin du développement naturel. En effet, dans cet environnement pensé et organisé, l’enfant dispose de toutes les conditions pour se développer normalement : 

  • Il peut avoir des expériences individuelles (présentations puis travail en autonomie) et des expériences sociales ( grâce et courtoisie, regroupements, exercices collectifs….) ; 

  • Il peut renforcer et développer toutes ces compétences à la fois physiques (raffinement des sens, motricité fine et globale grâce aux activités de la vie pratique et du sensoriel) et intellectuelles (mathématiques, langage) grâce à des activités stimulantes qui nourrissent son besoin de se dépasser. 

  • Il peut bénéficier de la richesse du groupe d’âge mixte qui lui permet de se confronter à des plus grands (et plus forts) que lui, mais aussi à des plus jeunes et inexpérimentés que lui. 

  • Ils bénéficient aussi d’une grande liberté (liberté de mouvement, liberté de choisir ses activités, libertés de choisir son rythme d’activité…) encadrées par des limites claires et précises. Ainsi, le fait de forcer les enfants à remettre les activités à leur place après utilisation permet de développer la volonté de finir son travail. Cela permet aussi de développer le respect vis-à-vis des autres enfants qui veulent travailler avec.  

  • Enfin, l’ensemble de l’environnement, par son organisation, son côté esthétique et attrayant, contribue au développement du caractère en favorisant la concentration, l’amour du travail, la discipline intérieure et la persévérance. 

En parallèle de l’environnement, le rôle de l’adulte, et notamment de l’éducateur, est essentiel.  Maria Montessori met en garde contre les tendances moralisatrices des adultes : ce n’est pas en grondant les enfants, en les réprimant, en leur faisant la leçon que nous pouvons les remettre sur le droit chemin. “La répression engendre toute une gamme de comportements néfastes: découragement, incapacité à s’adapter à l’environnement, timidité, comportements destructeurs et ainsi de suite”. De même la gentillesse excessive, la permissivité ou les récompenses ne sont pas les moyens de normaliser un enfant. 

La pédagogue italienne est très critique vis-à-vis du système scolaire classique qui ne fait qu’utiliser la carotte et le bâton pour éduquer les enfants, sans voir les dégâts qu’elle occasionne (enfants stressés, angoissés ou révoltés) et sans remettre en question les dogmes appliqués appliqués depuis des siècles. Dans son ouvrage l'Éducation élémentaire, Maria Montessori consacre tout un chapitre à la question morale. Elle en conclut que ce dont les enfants ont besoin ce n’est pas de bons points ou de punitions, de podiums et de châtiments corporels mais de nourriture intellectuelle : “correspondre aux besoins intellectuels de l’homme de façon qu’ils soient satisfaits, c’est apporter une grande contribution à la moralité. En effet, nos enfants quand ils ont pu librement s’occuper à des travaux intelligents, quand ils ont été libres de répondre à leurs besoins intérieurs, libres de s’arrêter longuement sur les stimulants choisis, de pouvoir abstraire au moment de la maturité, de pouvoir se concentrer dans la méditation, ont démontré que l’ordre et le calme se faisaient en eux; c’est alors que l’harmonie des mouvements, la capacité de goûter le beau, la sensibilité à la musique, et enfin l’amabilité dans leurs rapports mutuels ont jailli comme d'une source intérieure.”

Ainsi, l’adulte doit faire tout son possible pour préserver la concentration de l’enfant et lui donner des opportunités de travailler. Dans l'environnement de la Maison des Enfants, l’éducateur doit porter une attention toute particulière à : 

  • L’intérêt des activités proposées (notamment en vie pratique) : pour attirer l’enfant, il faut que les activités qui aient un intérêt

  • Laisser le choix à l’enfant : choisir implique une décision, ce qui implique la volonté

  • La nature des activités : il faut proposer à l’enfant des activités avec un but qui a du sens, qui engagent le corps et l’esprit de l’enfant. Ainsi, une classe avec trop peu d’activités de vie pratique ne sera jamais normalisée.

  • développer l’attention de l’enfant: l’attention se développe par le biais d’activités intéressantes et engageantes

  • Favoriser la répétition : la répétition permet de surmonter les difficultés et d’arriver à un meilleure  résultat, elle permet de développer la persévérance. 

  • Enfin, par-dessus tout, privilégier la concentration de l’enfant, qui est le premier pas vers la normalisation.

L’adulte est donc garant de l’environnement. C’est lui qui doit veiller à ce qu’il soit toujours stimulant, attrayant et propice à l’activité des enfants. 

L’éducateur est aussi le garant des règles de vie au sein de l’environnement. Le lien entre normalisation, liberté et discipline est immense. C’est à l’adulte de fixer les limites. Par exemple, c’est à l’éducateur de fixer les limites sur comment utiliser le matériel de manière constructive. Les activités que nous donnons à l’enfant doivent toujours être constructives. Maria Montessori met en garde contre une trop grande liberté laissée aux enfants :

“Si la liberté est comprise comme le fait de laisser les enfants faire ce qu’ils veulent...les déviances ne feront que croître". 

C’est aussi à l’adulte de préserver, à tout prix, la concentration de l’enfant. Cela passe par faire respecter un certain calme et silence au sein de la classe, en montrant aux enfants comment se déplacer calmement, comment observer sans déranger des camarades qui travaillent. Cela passe aussi par le fait d’inculquer à l’ensemble des enfants le respect quasi sacré du travail. Évidemment, l'éducateur a un rôle modèle primordial : il doit demeurer calme et positif, se déplacer doucement dans la classe, moduler le ton de sa voix.

Ainsi, la normalisation telle que théorisée par Maria Montessori n’est pas une approche normative de l’éducation. Bien au contraire, elle met à l'honneur le développement naturel de l’enfant, dans ce qu’il a de plus beau, puissant et miraculeux.  En mettant au cœur de sa pédagogie la concentration et le travail de l’enfant, Maria Montessori offre une vision renouvelée et stimulante, qui invite à revisiter nos pratiques et habitudes pédagogiques pour remettre “l’éducation comme aide à la vie” au centre de notre action car “avant de vouloir changer les enfants, il faut d’abord passer l’étape la plus difficile, c’est-à-dire se convertir soi-même à cette nouvelle approche et tâcher de bien la comprendre”.


Pour aller plus loin : 

  • Maria Montessori (2017), L’enfant est l’avenir de l’homme, Paris : Desclée de Brouwer

  • Maria Montessori (2006), L’Enfant, Paris : Desclée de Brouwer

  • Maria Montessori (2010), L’esprit absorbant de l’enfant, Paris : Desclée de Brouwer

  • Maria Montessori (2018), L’éducation élémentaire, Paris : Desclée de Brouwer

  • Maria Montessori (2018), La découverte de l’enfant, Paris : Desclée de Brouwer

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